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Je vais chercher refuge chez les uns et chez les autres comme les partisans soviétiques sous l’occupation

La lettre que Franz Gr... envoie à diverses hautes autorités soviétiques (à Moscou et à Vilnius) est remarquable tant il utilise la plupart des registres argumentatifs utilisés par d'autres déportés pour demander la libération de sa famille. Lui-même à échapper à la déportation, car, dit-il, il était absent de chez lui lorsque les troupes de l'Intérieur sont venues se saisir de sa famille pour les envoyer en Sibérie. Il vit depuis dans la clandestinité.


Dès l’entête, le ton est donné, puisqu’il accole à son nom le qualificatif d’« Ancien partisan soviétique », ce qui ne peut qu’attirer l’attention des fonctionnaires soviétiques la recevant, alors qu’on est encore dans une grande proximité de la « Grande guerre patriotique ». Puis, son auteur rassemble un ensemble d’arguments pour protester contre l’injustice dont lui et sa famille font l’objet: ils ont, dit-il, aidé les partisans soviétiques durant la guerre, mais tous, à l’exception de lui-même, furent déportés en 1951. Il a échappé à cette déportation mais est désormais contraint de se cacher et écrit donc dans la clandestinité. Il utilise une panoplie impressionnante : il conteste le bien-fondé de la déportation car sa famille ne serait pas « koulak » ; il dénonce le caractère illégal de l’insertion de sa famille dans la « liste des exploitations koulaks », pour non-respect des procédures, soulignant qu’il en a été retiré ; il en appelle à la pitié, soulignant l’âge de ses parents (son père étant un « vieillard [старик] de 80 ans »); il évoque les mérites et une loyauté exemplaire, tant pour son passé durant la guerre, attesté par les décorations, que pour son travail honnête, et surtout son adhésion précoce au kolkhoze. Il ne peut cependant affirmer ses vérités sans trouver des raisons qui justifieraient ces erreurs : il contre-attaque donc, en dénonçant nommément les ennemis cachés dont l’action a causé le malheur de la famille, qui l’ont placé sur la « liste des exploitations koulaks » « par méchanceté ». Cette contre-attaque vise plusieurs autorités locales impliquées dans la déportation. Il cherche ainsi à inverser la logique, présentant les personnes déportées hors de Lituanie non comme des coupables, mais comme les victimes des véritables ennemis du pouvoir soviétique, qui se cachent derrière les autorités. De coupable il devient victime et procureur qui aide à « démasquer », témoignant d’une belle maîtrise des codes staliniens, d’un « parler bolchévique », où se retrouvent lexique et rhétorique qui lui son propre. On peut même distinguer ce qui semble du ressort du « parler bolchévique » et ce qui est plus une expression des codes staliniens, telle ce qui consiste à souligner la duplicité des accusateurs.
Tout cet argumentaire est présenté de façon extrêmement ingénieuse, offrant à dénoncer l’absurdité de cette déportation : il va jusqu’à faire un parallèle entre lui-même et les partisans soviétiques pendant la guerre qui étaient, comme lui l’est aujourd’hui, obligés de se cacher ; cela lui permet, aussi, d’infirmer tout de suite l’idée que cette clandestinité serait la preuve qu’il est un « frère de la forêt », qui se cacherait ainsi des autorités ; il prévient aussi, comme s’il voulait même aider les autorités, les conséquences d’une telle injustice, qui sert les personnes antisoviétiques, restées dans le village, qui se moquent ainsi d’une famille loyale pourtant déportée. L’auteur de la lettre a souligné quelques passages en noir, ceux qui affirment une position de loyauté en s’adressant qui plus est aux autorités supérieures, pour mieux faire sentir qu’il ne les met pas en cause, mais met en cause les subalternes, suivant là une logique bien stalinienne qui cherche à supposer que seuls les autorités de bas rangs sont responsables des erreurs.

Au Président du Présidium du Soviet suprême de République soviétique socialiste de Lituanie, le cam. Palecskis
De Gr. Francz, Ancien partisan soviétique d’Ivanovitch […]
            Février 1952
Réclamation
Je m’adresse à vous pour vous demander d’examiner la déportation illégale de mes parents et de ma famille, tout en attirant votre attention sur les conséquences de l’exil de vieillards de 80 ans.
Premièrement, nous avons, moi comme mes parents, servi le pouvoir soviétique durant l’occupation allemande, et il n’était alors pas facile de vivre, car nous étions, moi comme mes parents, en danger de mort car nous cachions des partisans soviétiques blessés, des commandants et maintenions la liaison, etc.
Je vous joins copie des documents l’attestant.
Deuxièmement, nous n’avons jamais, moi et mes parents, employé de la main d’œuvre rémunérée, nous cultivions nous-mêmes notre terre.
Troisièmement, notre exploitation a été rattachée à la catégorie des koulaks par méchanceté, et suite à enquête, nous avons été retirés de la liste des exploitations koulakes.
Je joins copie de la lettre du Comité exécutif du Soviet des députés ouvriers de la région de Vilnius, en date du 12 février 1951 n° 413.
Quatrièmement, nous sommes parmi les premiers à être entrés dans le kolkhoze et les vieillards âgés de 80 ans ont parfaitement bien travaillé dans le kolkhoze.
Malgré tout cela, on a emporté notre famille dans la région de Tomsk.
On se demande pour quelle faute vis-à-vis du gouvernement ?
Les gens ici en parlent, en particulier ceux qui ont une attitude négative vis-à-vis du pouvoir soviétique, ils exploitent cet exemple pour mener leur propagande, en disant, plus précisément :
« Regardez, la famille G.  a fidèlement servi les bolcheviks, et les bolcheviks les ont malgré tout déportés ne s’embarrassant pas du fait que les vieillards aient plus de 80 ans et sachez donc que si à nouveau il fallait protéger les soviétiques et les aider, eux-aussi ils paieront ça comme les G. l’ont payé par une déportation sans s’embarrasser du fait qu’on leur avait même attribué des médailles. » Voilà ce que pensent les gens.
Pourquoi le pouvoir soviétique nous a-t-il fait autant de mal ? Car de méchantes personnes haïssant intérieurement le pouvoir soviétique nous ont calomniés devant le Pouvoir et c’est le secrétaire de l’organisation locale, contremaître en travaux routiers L... qui avait reçu un avertissement sévère suite à son action illégale, pour avoir forcé des serrures durant la dékoulakisation et a contribué à nous calomnier pour se venger ce qui a conduit à la déportation de vieillards souffrants et démunis, puis n’a pas dédaigné les bricoles, les biens de mes parents.
J’ai aussi su qu’Ivan P... arrivé depuis peu et président du conseil rural de Malosoitchnitsk qui bien souvent exigeait vodka et produits alimentaires que nous ne pouvions lui offrir  alors que nous n’avions rien pour le sustenter, avait signé un document attestant que nous utilisions de la main d’œuvre salariée, alors que nouvel arrivant il ne pouvait le savoir.
Stanislav Matvevitch T... a aussi signé, lui a participé à la bande polonaise qui a volé dans le village de Jloukti une truite à Viktor V... et a participé à l’assassinat d’un milicien, et à Tomach T..., dans le village de Salki ils ont pris les biens de Tomach Tunevitch et l’ont battu pour la simple raison que le fils de Tomach Tunevich était un partisan soviétique, et en plus ce même Stanislav Matvevitch Tunevitch fut blessé à la jambe lors d’un pillage.
Iossif Kazimirovitch V... a aussi signé, lui qui durant les occupations polonaises et allemandes avait été désigné comme référent du village de Tchavlils et servait comme ouvrier qualifié en travaux routiers, quand son fils avait été condamné à 25 ans comme bandit de l’armée Krajova.
Un certain U... a aussi signé, lui qui peu avant résidait à Tchavchkli et d’où pouvait-il connaître l’occupation de mes parents ?
En tenant compte des éléments indiqués ci-dessus je dois remarquer que tant moi que mes parents, nous avons pris nos distances, si vous me permettez l’expression (des koulaks polonais), et nous avions gardé nos distances avec les citoyens soviétiques, nos voisins polonais nous méprisent pour nos services aux bolchéviques et le pouvoir soviétique nous méprise lui-aussi, dites-nous pourquoi après tout cela ?
Je cherche la vérité et crois que là-bas au plus haut est le vrai pouvoir soviétique, et cette affaire est de la plus haute importance politique et doit être réglée par une commission spéciale en la présence d’un d’entre nous.
J’ai échappé à la déportation et je vais chercher refuge chez les uns et chez les autres comme les partisans soviétiques sous l’occupation. J’écris et je fais les démarches sur place, en liberté, et je n’ai pas l’intention de devenir un bandit. Je vous demande là de vous mettre à la place du malheureux vagabond innocent G. et de malheureux vieillards innocents âgés de 80 ans, qui portent dans leurs mains calleuses les décorations soviétiques attestant leur participation à des détachements de partisans soviétiques.
Подись signature manuscrite d’une autre encre, maladroite
Gr… Francz Ivanovicz
Prière de m’écrire à l’adresse de ma sœur, Bronislava Ivanovna Z., Village de Zelennovo, Poste de M-Soletchniki, district de Chal’tchninski, région de Vilnius.

3 documents joints
Tampon du présidium 20 2 1952. En travers en haut à gauche : au cam[arade] M. Kapralov [ministre de l’Intérieur de Lituanie 20/4/1949-31/3/1952]  .. не говоря ... видно, здесь что пошла ошибка, которую надо исправилть. Signé de la main de  Paletskis, 27 2 1952
Lettre identique envoyée au Président du conseil des ministres de la république soviétique de Lituanie, ville de Vilnius – Tampon en lituanien du conseil des ministres en date du 22 2 1952
    Lettre identique au ministre de l‘Intérieur de la RSS de Lituanie,  tampon de secrétariat du ministère de l’Intérieur (MGB) de la RSS de Lituanie, 21 2 1952. NKGB de Lituanie 22 2 1952. Inscription à travers en marge, illisible
Lettre identique au Comit é central du PC(b) de la RSS de Lituanie
Dossier sur la déportation de la famille d’Ivan Gr… (Lietuvos ypatingasis archyvas fonds V-5, inv. 1, d. 30367/5,  ff. 15–18)